Tout me semble encore si réel. Si tangible. Le froid intense qui me brûle le visage. Le soleil qui pointe à peine au-dessus des fjords, les teintant de rouge et d’orange. La concentration de l’équipage, les corps tendus, les souffles qui se perdent en volutes de vapeur. Les minutes qui passent, implacables, et la patience qui grandit, inlassablement. Et soudain, il est là. Un aileron noir qui fend les vagues. Une chaleur immense qui renverse tout sur son passage, me coupe la respiration et écarquille mes pupilles, de plus en plus fort, de plus en plus grand. Ils sont là. Face à moi. A quelques mètres. Leurs silhouettes noires se devinent sous la surface. Un ballet synchronisé sans chorégraphie. La puissance, la douceur, la sérénité, la cohésion. Les orques de Norvège qui m’accueillent dans leur monde…

 

 

Aller rencontrer les orques en Norvège, ça se mérite.

Déjà, parce qu’il faut s’y rendre. Depuis ma Bretagne, cela signifie prendre un train jusqu’à Paris, y passer la nuit, enchaîner sur une journée de déplacement (trois vols différents pour ma part, entre Francfort, Oslo et ma destination « presque finale », Tromsø), passer à nouveau une nuit dans un hôtel et enfin enchaîner sur 4h30 de bus direction le nord de la Norvège et la petite ville de Skjervøy, où m’attendait le bateau de l’expédition. Au total, plus de 48h de porte à porte.

Et puis ensuite, il y a le froid. On ne va pas se mentir : quand on se rend au-dessus du Cercle Arctique au mois de novembre, on sait qu’on va ressentir une baisse certaine des températures. Mais quand on rajoute au choix de la destination l’idée saugrenue de se mettre à l’eau dans une mer de Norvège à 5°, on cumule « un peu » les difficultés.

Enfin, participer à une expédition de 6 jours en bateau, c’est accepter de partager son lieu de vie avec une vingtaine de personnes, de supporter le tangage ininterrompu des lieux, de se faufiler dans des couloirs exigus et des échelles ardues, de patienter pour prendre sa douche (souvent fraiche) ou encore de raconter sa vie à de parfaits inconnus.

Rien de cela ne me faisait peur. Je suis plutôt du genre tenace. Evidemment, quand le destin, ce petit farceur, a décidé d’ajouter à mon aventure la perte de ma valise (qui, remplie de vêtements en laine, veste imperméable, sous-gants et autres éléments indispensables est donc repartie en Bretagne sans moi, me laissant littéralement seule avec une unique tenue pour huit jours de périple…) et un implacable mal de mer, j’ai quelque peu flanché. Mais il était hors de question de faire demi-tour ou de renoncer à rencontrer les orques.

 

Rejoindre Skjervøy, au nord de la Norvège, demande un minimum d’organisation…

L’orque a toujours été pour moi une espèce emblématique. Elle a visité mes rêves d’enfant, soutenu mes envies d’adolescente et rythmé mes objectifs d’adulte. Parce qu’elle symbolise la liberté, les grands espaces, la vie de famille sans heurts mais aussi les conflits avec l’espèce humaine et la conservation de tout un milieu, elle fait écho à mes valeurs et à ma mission de vie.

De mes échanges avec des étudiants d’Orca Lab il y a plus de 25 ans au récit de Pierre Robert de Latour, « The Orca Whisperer », plus récemment, j’ai toujours gardé un lien avec le monde des orques et les passionné.e.s qui gravitent autour de cette espèce.

En 2021, le projet prend vie. J’ai enfin un salaire régulier, mes enfants sont un peu plus autonomes et commencent à pouvoir rester seuls avec leur papa. Je décide donc de faire taire mes excuses et de réserver mon expédition : c’est sur le Sula, fameuse embarcation de « Frère des Orques » (mon livre de chevet depuis des mois), que je poserai le pied et naviguerai sur les eaux norvégiennes en novembre 2022.

 

orques animho norvege

Mes derniers préparatifs d’avant départ…

 

Un peu plus d’un an plus tard, je prends donc la direction de Tromsø. Je me suis préparée à la réalité du terrain : ayant déjà eu la chance de nager avec plusieurs espèces de cétacés en Floride et en Polynésie Française, j’ai tout à fait conscience que l’expédition comporte quelques risques. Le plus important ? Que les orques ne soient pas là. Leur présence à proximité des côtés norvégiennes est liée à l’abondance de harengs dès le début de l’hiver. Mais la localisation des bancs a évolué au cours de ces dernières années et rien ne nous garantit qu’ils seront là au moment où nous nous y rendrons.

Dans le bus qui me conduit à Skjervøy, je rencontre d’autre « orcaholics ». Chacun y va de ses anecdotes, de l’ancienneté de sa passion, de ses espoirs pour les jours à venir. Et régulièrement reviennent des témoignages d’anciens participants qui auraient été coincés au port pour cause de tempête ou n’auraient pas aperçu le moindre aileron en 6 jours…

Quelques heures plus tard, nous sortons du bus. L’après-midi touche à peine à son terme et la nuit est déjà installée depuis plusieurs heures : il me faudra quelques jours pour cesser de bailler dès 14h… Soudain, j’aperçois le Sula. L’émotion est intense. Je n’arrive pas à réaliser qu’il est là, face à moi, à des milliers de kilomètres de chez moi et à potentiellement quelques centaines de mètres des orques. Deuxième choc émotionnel du jour : l’arrivée de Pierre Robert de Latour dont je suis les aventures depuis des années. Gratitude et larmes aux yeux.

 

sula orques norvege animho

Le Sula au milieu des fjords norvégiens

 

Le tourbillon de l’installation commence : découverte de ma cabine et rencontre avec ma colloc’ de la semaine, visite du Sula, échanges avec mes co-aventuriers, rangements divers… et ce que je pensais n’être qu’un détail de la semaine : l’essayage des combinaisons étanches. Ah. Ha. Si vous avez l’habitude de vous mouvoir dans l’eau avec souplesse et liberté, abandonnez tout espoir. La combinaison étanche est au nageur ce que la combinaison d’astronaute est au marathonien. Impossible de l’enfiler et de la sceller seul.e. Impossible de s’assoir sans se sentir étranglé.e. Impossible de tourner la tête sans pivoter le corps entier. Ceci dit, il s’agit évidemment d’un élément fortement appréciable quand l’eau qui nous entoure ne fait quelques degrés… Quelques courageux apnéistes de haut niveau se sont néanmoins immergés avec des combinaisons humides de 7 ou 9mm… et je me prends déjà à rêver du jour où je serai suffisamment en forme pour tenter le coup…

 

Une joyeuse bande de passionné.e.s, prêt.e.s à se jeter dans l’eau gelée ! (la 3ème en partant de la gauche, c’est moi)

 

Les six jours qui ont suivi sont passés à une vitesse folle tout en me laissant l’impression d’avoir été coupée de mon monde pendant des mois entiers. Nous avons pu nous mettre à l’eau dès le premier jour : au premier aileron qui a fendu l’eau, j’ai cru que tout s’arrêtait. Ils étaient là. Juste devant moi. Si beaux, si fiers, si majestueux. Pendant quelques secondes, j’ai vu défiler dans ma tête tous mes rêves de ces dernières années, tous ces documentaires sur les orques sauvages, toutes ces images d’individus arrachés à leurs familles, toutes ces manifestations pour interdire la captivité des cétacés, toutes ces pétitions signées… (Est-ce que j’ose vous dire aussi que la musique de « Sauvez Willy » s’est subitement imposée à mon esprit ?). Et ma conviction a grandi, en les voyant nager si librement, accélérer, tourner sur eux-mêmes, revenir vers nous, repartir côte à côte en se frôlant de leurs pectorales, descendre et remonter encore : leur vie est ici et ne devrait jamais être interrompue par l’action de l’Homme.

 

 

Le rôle des orques dans l’équilibre des océans est inestimable. Négliger cette réalité et nier leur existence, c’est condamner leur milieu. Et nous condamner nous-mêmes.

Leur réalité est faite d’espaces immenses, d’eau froide et de liberté. Pas de bassins, de hurlements et de mises à mort.

 

orques norvege sula animho

Sur le pont du Sula, mieux vaut être préparé pour le froid !

 

Ma semaine sur le Sula a été ponctuée de cours par Pierre Robert de Latour et Alessandro de Maddalena (biologie, écologie, éthologie, …), ainsi que d’observations d’orques et de baleines à bosse depuis le pont du bateau ou sous la surface. Je me suis rarement sentie autant connectée à mon environnement. J’ai pleuré tous les jours, bouleversée par la réalité de nos interactions, la vue de ces animaux majestueux, la réalisation de mon rêve, la beauté de la Norvège.

Sur le chemin du retour, j’ai donc pris plusieurs décisions :

  • Rédiger un article de blog pour tenter de vous donner envie d’y aller. Check.
  • Préparer des formations en ligne sur le comportement et le bien-être des orques. En cours.
  • Relancer mon projet d’organiser des voyages avec AnimHo pour vous emmener à la rencontre des espèces les plus emblématiques de la planète. En cours.
  • Me motiver à aller nager l’hiver en Bretagne pour tenter un jour d’approcher les orques dans leur milieu sans combinaison étanche. Motivation en cours de téléchargement.

Ces six jours ont très probablement impacté ma vie pour les années à venir. Ils m’ont sortie de ma zone de confort, m’ont confrontée à un environnement saisissant et m’ont prouvée que tous nos rêves valent la peine que l’on se batte pour eux.

Prenez soin de vous et de vos aspirations profondes. Personne ne le fera pour vous.

 

Marie Sutter

Fondatrice et CEO d’AnimHo

 

Mes conseils de lecture et autres ressources sur les orques :

  • « Frère des Orques », Pierre Robert de Latour, 2019
  • « A l’écoute des Orques », Alexandra Morton, 2020 (pour la traduction française)
  • USEA Diving, fondé par Pierre Robert de Latour, https://fr.usea-diving.com/
  • Orca Lab, fondé par Paul Spong, https://orcalab.org/

Et pour découvrir le monde des requins, foncez voir le site et les réseaux sociaux d’Alessandro de Maddalena : http://www.alessandrodemaddalena.net/fr/