Chapitre 2 – Particularité de la relation Homme-Cheval
1. Qu’est-ce que la domestication ?
Dès le XIX ème siècle, les savants s’interrogent sur la domestication de certaines espèces, les comparant et les opposant aux espèces dites « sauvages ». Il est alors évoqué à plusieurs reprises qu’une espèce peut être domestiquée si elle cumule 2 prédispositions principales :
- un intérêt pour l’homme / une curiosité naturelle pour les activités humaines et
- des capacités mentales / intellectuelles lui permettant de s’adapter au contact humain.
George Cuvier évoque ainsi la « sociabilité » de certaines espèces, alors qu’Isidore Geoffroy St Hilaire (qui avait utilisé le terme « éthologie » pour la première fois quelques années plus tôt) observe en 1861 « la possibilité (qu’ont certains animaux) de se plier à de nouvelles habitudes, la connaissance du maître, et par conséquent un certain degré d’intelligence ou d’instinct, et de volonté » à être domestiqué. De nos jours, définir le concept de domestication est complexe, à l’image des relations que nous entretenons avec les espèces animales qui nous entourent. Tentons un tour d’horizon…
On s’accorde aujourd’hui sur le fait que la domestication suit généralement plusieurs étapes distinctes :
- Commensalisme : une espèce profitant des denrées alimentaires et de la présence de l’autre sans lui nuire, comme les ancêtres du chien se seraient rapprochés de campements humains pour y trouver de la nourriture, sans renoncer à leur vie sauvage.
- Apprivoisement : premiers contacts volontaires, brefs mais positifs pour l’humain comme pour l’espèce apprivoisée. Certains bovins asiatiques correspondent encore aujourd’hui à ce stade : ils évoluent étroitement aux côtés des Hommes, mais se reproduisent et se nourrissent seuls.
- Domestication à proprement parler : par la gestion des besoins primaire de l’animal, par la mise en place d’élevages selon des critères précis, par l’utilisation et le dressage de ces espèces, l’Homme a une influence totale sur leur anatomie et sur leur comportement.
Avec le processus de domestication, l’homme devient celui qui prodigue nourriture et abri à l’espèce domestiquée, mais également celui qui choisit ses partenaires sociaux, et notamment ses partenaires sexuels. En régulant la reproduction, l’être humain met en place un système de sélection par l’élevage, qui influence l’espèce domestiquée en profondeur, tant dans son patrimoine génétique, que dans ses traits de tempérament ou ses capacités cognitives. L’animal évolue donc au contact de l’homme et pour répondre aux besoins humains (il convient de préciser ici qu’il a été observé des processus de proto-domestication initiés par des primates non-humains).
La domestication serait donc le processus par lequel une espèce passe de sauvage à soumise à l’influence humaine, sur une période de temps longue. Vraiment longue. Elever des ours en cage pendant 20 ans n’en fait pas une espèce domestique. Et relâcher des chiens dans la nature n’en fait pas des animaux sauvages.
Mais la définition de la domestication n’est pas si simple et linéaire qu’il y paraît… Des élevages de poissons sélectionnés par la consommation humaine et incapables de subvenir seuls à leurs besoins, aux chevaux de selle retournés vivre en milieu non-captif, le terme « domestiqué » papillonne sans jamais se poser vraiment… Légalement, le ver à soie et l’axolotl sont des espèces domestiques. Les chimpanzés vivant en captivité depuis des générations ne le sont pas.
On s’interroge aujourd’hui sur les raisons et les objectifs des premières domestications : l’être humain a-t-il vraiment vu dans les premiers chiens un auxiliaire de chasse utile ? a-t-il cherché une monture robuste et efficace en s’approchant des chevaux ? ou s’agissait-il d’un besoin de dominer, de dompter cette Nature qui l’entourait ? A moins que la domestication des premières espèces ne soit née d’une curiosité mutuelle, d’une envie interspécifique de partager du temps ensemble…
Au cœur de ce phénomène planétaire, la domestication du cheval tient une place bien particulière…
2. Historique de la domestication du cheval
S’il est difficile aujourd’hui de savoir qui de l’homme ou du cheval a été le premier à initier le contact, nous pouvons retracer notre histoire commune assez précisément.
L’espèce équine semble avoir côtoyé l’humain bien avant sa domestication. Dans l’art pariétal du Néolithique figurent déjà des chevaux, aux côtés des autres espèces vivant à proximité des humains : mammouths, bisons, ours, loups… Proies et prédateurs occupent déjà une place de choix dans l’imaginaire humain 10000 ans avant notre ère.
« Il faudra mille ans à l’homme pour oser monter le cheval qu’il avait péniblement domestiqué, un millénaire supplémentaire pour le monter efficacement, et plusieurs autres millénaires encore pour inventer l’équitation telle qu’elle se pratique de nos jours. » J.-P. Digard
Environ 4000 ans avant JC, bien après d’autres espèces domestiques comme le chien, le bétail ou même l’âne, le cheval passe du statut de proie au statut d’espèce domestique. C’est vraisemblablement dans la région de l’actuel Kazakhstan que les chevaux auraient d’abord été utilisés pour leur lait, avant d’être attelés ou montés.
Le tout premier traité d’équitation, attestant de la présence de chevaux proches de l’Homme et de son utilisation à des fins guerrières, date d’il y a environ 35 siècles, soit 1500 ans avant notre ère… et 200 ans avant l’existence de Ramsès II ! Sur quelques tablettes hittites qui auront attendu le tout début du XXème siècle pour être découvertes et quelques décennies supplémentaires pour être traduites, le Maître Ecuyer Kikkuli propose un « mode d’emploi » pour sélectionner et préparer les chevaux au combat. Conseils que l’on se gardera bien de suivre si notre objectif est de créer une relation saine et agréable avec notre partenaire équin…
Si des traces attestant de l’utilisation de mors ont été retrouvées sur les barres et les prémolaires de crânes de chevaux morts il y a 5500 ans, l’étrier aurait été utilisé en Inde dès le premier siècle après JC, et l’on aurait attendu 800 ans supplémentaires pour se l’approprier en Europe. Les premières montures auraient été utilisées pour chasser ou garder les troupeaux de moutons au Proche Orient, bien avant que le cheval de selle ne soit généralisé en Europe.
Il est néanmoins difficile de s’assurer que des chevaux n’ont pas été montés de manière plus globale dans d’autres régions du monde, avant ou en parallèle de l’attelage : en effet, les traces de mors sont plutôt limitantes pour attester de la monte d’un cheval, qui a tout à fait pu être chevauché sans mors, voire sans harnachement sur la tête. Les chariots et éléments métalliques utilisés pour atteler les chevaux résistants mieux au passage du temps que les couvertures ou les « proto-selles » utilisées par les premiers cavaliers, il est encore hasardeux d’évaluer précisément la période où le cheval est devenu monture.
Un point est en revanche certain : le cheval a été une proie, un partenaire de travail et un moyen de transport avant de devenir un compagnon de loisir. L’Art équestre européen, lui-même inspiré des contraintes guerrières, annonce l’arrivée d’une équitation de plaisir. Symbole de force et de pouvoir, le cheval devient facilitateur d’inégalités sociales. En parallèle, on assiste peu à peu à une véritable spécialisation des différentes races équines. Les chevaux de trait se distinguent des montures de chasse, les chevaux miniatures sont sélectionnés artificiellement et les montures « de couleurs » succèdent à leurs ancêtres bais aux marques primitives foncées.
Du travail des champs au déplacement de troupes, la domestication du cheval a initié une succession d’innovations nécessaires pour améliorer sa force de traction et soulager le dos des hommes. Utiliser des chevaux permet d’être plus rapide et d’économiser des forces : développement du commerce, transmission des langues, chamboulements géopolitiques… Le cheval domestiqué est omniprésent dans l’Histoire de notre civilisation.
La domestication du cheval a encore une autre spécificité : le marronnage. Ce terme définit des animaux domestiques, élevés et nourris par l’homme pendant plusieurs générations, qui retourne à la vie sauvage. Chez le cheval, des exemples sont visibles un peu partout sur la planète : les mustangs américains issus des Conquistadors espagnols du XVIème siècle ou les chevaux du Namib, vraisemblablement descendants de chevaux de selle allemands importés en Afrique Australe au début du XXème siècle, en sont des exemples connus.
A l’image de ces derniers siècles de cohabitation et d’utilisation, la relation actuelle entre l’Homme et le Cheval n’est pas symétrique. Il est clair que l’être humain a demandé beaucoup plus d’adaptations et de sacrifices au cheval que l’inverse. En le coupant peu à peu des grands espaces où il évoluait, en limitant ses contacts sociaux, en influençant sa santé et son aspect physique, l’Homme a, certes, gagné un partenaire précieux, mais a également posé les jalons d’une relation pouvant être bancale. Aujourd’hui, la méconnaissance de l’animal en tant que tel et l’incompréhension face à ses besoins et ressentis peuvent amener des situations dangereuses, créer des accidents et, à terme, abîmer la relation entre l’Homme et le Cheval. Cet aspect de sécurité étant primordial dans nos échanges interspécifiques, nous y consacrerons le chapitre suivant.
